La Belle au bois dormant

Cinq minutes plus tard, j’étais allongé sur ma couchette, en pyjama. Mon père entra et alluma la lampe à pétrole pendue au plafond. La nuit tombait de plus en plus tôt.

« Très bien, dit-il. Qu’est-ce que tu veux que je te raconte comme histoire, ce soir ?

— Une minute, s’il te plaît, papa, dis-je.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— J’ai quelque chose à te demander. Je viens d’avoir une idée.

— Je t’écoute, dit-il.

— Tu sais, les somnifères que le docteur Spencer t’a donnés à ton retour de l’hôpital ?

— Je n’y ai jamais touché. Toutes ces drogues ne m’inspirent guère confiance.

— D’accord, mais dis-moi, est-ce que ces capsules n’agiraient pas sur un faisan ? »

Mon père remua tristement la tête de droite à gauche.

« Attends, dis-je.

— C’est sans espoir, Danny. Tu dois bien te douter que pas un faisan au monde n’avalerait une de ces sales petites pilules rouges.

— Tu oublies les grains de raisin, papa.

— Les grains de raisin ? Je ne vois pas le rapport.

— Ecoute-moi, dis-je. Écoute-moi bien, je t’en prie. Nous prenons un grain de raisin et nous le mettons à tremper jusqu’à ce qu’il soit bien gonflé. À l’aide d’une lame de rasoir, nous faisons une fente dans le grain de raisin et nous l’évidons un peu. Nous prenons ensuite une de ces capsules rouges et nous versons la poudre qu’elle contient dans le grain de raisin. Enfin, nous recousons soigneusement celui-ci avec une aiguille et du fil… »

Du coin de l’œil, je vis que mon père commençait à ouvrir lentement la bouche.

« Maintenant, dis-je, le grain de raisin a l’air tout à fait normal, mais en réalité il contient une dose de somnifère qui endormira n’importe quel faisan. Qu’en penses-tu ? »

Mon père me regardait avec des yeux exorbités, comme s’il venait d’avoir une vision.

« Oh ! mon trésor, dit-il doucement. Oh ! Bon Dieu ! Tu as certainement trouvé ! J’en suis sûr et certain. »

Il s’étranglait sous l’effet de l’émotion et pendant quelques secondes il ne put plus articuler une seule parole. Il vint vers moi, s’assit au bord de ma couchette et demeura là, à hocher lentement la tête.

« Tu crois vraiment que ça marcherait ? demandai-je.

— Oui, affirma-t-il d’une voix calme. Ça marchera comme sur des roulettes. Avec cette méthode, nous pourrons préparer deux cents grains de raisin et, tout ce que nous aurons à faire, ce sera d’aller les semer au crépuscule dans la clairière où on agraine les faisans et de nous en aller. Une demi-heure plus tard, la nuit tombée, les gardes auront quitté les bois et nous pourrons y retourner sans risque. Les pilules seront en train de faire leur effet et, dans les arbres, les faisans commenceront à avoir le tournis. Ils vacilleront et tenteront de conserver leur équilibre, mais bientôt tous les faisans qui auront avalé ne serait-ce qu’un seul grain de raisin s’endormiront et dégringoleront. Ma parole, ils tomberont des arbres comme des pommes ! Et nous n’aurons plus qu’à les ramasser !

 

 

— Est-ce que je pourrai t’accompagner, papa ?

— Le plus beau c’est que personne ne pourra nous soupçonner, dit mon père, sans m’entendre. Nous nous promènerons dans les bois et nous sèmerons le raisin sur notre chemin. Comme ça, même si nous étions surveillés par les gardes, ils ne remarqueraient rien.

— Papa, dis-je en élevant la voix. Tu me laisseras t’accompagner, dis ?

— Danny, mon chéri, dit-il en posant une main sur mon genou et en me fixant de ses grands yeux brillants comme des étoiles, si elle marche, cette méthode révolutionnera l’art du braconnage.

— C’est entendu, papa, mais est-ce que je pourrai t’accompagner ?

— M’accompagner ? dit-il, sortant enfin de son rêve. Mais bien sûr que tu pourras m’accompagner, mon chéri ! C’est ton idée ! Il est donc indispensable que tu assistes à sa mise en pratique ! Bon, eh bien, dit-il, où sont ces fameuses capsules ? »

Le petit flacon de pilules rouges était posé près de l’évier. Il était resté à la même place depuis que mon père était rentré de l’hôpital. Il alla le chercher, l’ouvrit et versa les pilules sur la couverture.

« On va les compter », dit-il.

Nous les comptâmes ensemble. Il y en avait exactement cinquante.

« Ce n’est pas assez, dit-il. Il en faudrait au moins deux cents. »

Puis, soudain, il s’écria :

« Attends, attends une minute ! Ça va aller ! »

Tout en remettant les pilules dans leur flacon, il m’expliqua :

« Il suffira de répartir la poudre d’une capsule dans quatre grains de raisin, Danny. Autrement dit, nous diviserons la dose par quatre. De cette façon, nous pourrons préparer deux cents grains de raisin.

— Mais est-ce qu’un quart de capsule suffira à endormir un faisan ? demandai-je.

— Sans l’ombre d’un doute, mon chéri. Fais toi-même le calcul. Un faisan est combien de fois plus petit qu’un homme ?

— Beaucoup, beaucoup de fois plus petit.

— Tu vois. Si une pilule suffit à endormir un homme adulte, il suffit d’une petite portion de cette même pilule pour venir à bout d’un faisan. Avec la dose que nous lui administrerons, le faisan sera étendu pour le compte ! Il ne s’apercevra même pas de ce qui lui arrive !

— Mais, papa, ce n’est pas parce que tu auras deux cents grains de raisin que tu attraperas deux cents faisans.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que parmi les oiseaux tu en auras sans doute quelques-uns qui arriveront à avaler une dizaine de grains chacun.

— Tu as raison, dit-il. Je n’avais pas du tout pensé à ça. Mais je crois que ça marchera quand même. Il suffira que je prenne soin d’éparpiller les grains de raisin sur un vaste périmètre. Ne te casse pas la tête, Danny. Je suis sûr que je me débrouillerai.

— Et je te rappelle que tu as promis de m’emmener.

— Absolument, dit-il. Nous baptiserons cette méthode la « Belle au bois dormant ». Ce sera un événement capital dans l’histoire du braconnage. »

Très sagement assis sur ma couchette, je regardai mon père remettre les pilules dans le flacon. J’avais du mal à croire à ce qui arrivait. Ainsi, nous allions vraiment nous lancer dans cette aventure. Nous allions vraiment essayer de rafler d’un seul coup presque tous les beaux faisans d’élevage de M. Victor Hazell. Rien que d’y penser, je sentais des frissons me courir sur la peau.

« C’est chouette, hein ? dit mon père.

— Je n’ose même pas y penser, papa. Ça me donne la chair de poule.

— À moi aussi, dit-il. Mais nous devons garder notre sang-froid. Il faut que nous préparions notre plan avec une grande minutie. Aujourd’hui, nous sommes mercredi. La chasse est pour samedi prochain.

— Mais c’est dans trois jours à peine ! m’exclamai-je. Quand ferons-nous notre coup ?

— La veille au soir, dit mon père. C’est-à-dire vendredi. Comme ça, ils ne s’apercevront de la disparition des faisans qu’une fois la chasse commencée.

— Vendredi, c’est après-demain ! Il faudra drôlement faire vinaigre, si on veut préparer deux cents grains de raisin d’ici là, papa ! »

Mon père se leva et se mit à marcher de long en large dans la roulotte.

« Voici ce que nous allons faire, dit-il. Écoute-moi bien… Demain, c’est jeudi. Après t’avoir accompagné jusqu’à l’école, je passerai aux Magasins Stevens du village et j’y achèterai deux paquets de raisins secs sans pépins. Dans la soirée, nous les mettrons à tremper pour la nuit.

— Mais ça ne nous laisse que la journée de vendredi pour préparer les deux cents grains qu’il faudra ouvrir, remplir de poudre et recoudre un à un. Si par-dessus le marché je suis à l’école toute la journée…

— Mais tu n’iras pas à l’école, dit mon père. Vendredi, tu auras un mauvais rhume et je serai forcé de te garder à la maison.

— Chouette ! m’exclamai-je.

— Vendredi, nous n’ouvrirons pas la station de la journée, poursuivit-il. Nous nous enfermerons ici et nous préparerons les grains de raisin. À nous deux, nous n’aurons aucun mal à y arriver en une journée. Le soir, nous partirons pour Hazell’s Wood. D’accord ? »

Il faisait penser à un général exposant son plan de bataille à son état-major.

« D’accord, répondis-je.

— Et surtout, Danny, pas un mot à tes camarades de classe.

— Tu sais très bien que je serai muet comme une carpe, papa ! »

Il me souhaita une bonne nuit, m’embrassa et alla baisser la lampe. Mais, ce soir-là, je fus long à m’endormir.

 

Danny, champion du monde
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